L’expérience acquise en vingt ans d’accompagnement dédié aux filles, la complexité des situations rencontrées et l’expertise développée à travers la résolution des problèmes place La Fontanelle parmi les institutions expertes dans la prise en charge d’adolescentes en difficulté. Partage de connaissances avec Anne-Marie Cajeux, responsable du foyer de Vérossaz depuis 2005.
Anne-Marie Cajeux, est-ce plus difficile d’être une adolescente aujourd’hui qu’il y a 20 ans?
Je dirais que oui, c’est plus difficile. Je pense tout d’abord à l’impact des réseaux sociaux. On sait que le défi, à l’adolescence, c’est l’appartenance et l’identification à un groupe de pairs plus qu’à la famille. Avec les réseaux sociaux, cette pression ne s’arrête plus après l’école. C’est désormais constant. L’adolescente est dès lors moins axée sur qui elle est, sur ses ressentis, ses envies, ses besoins. Elle se préoccupe davantage de ce que pensent les autres, ou de ce qui est désirable ou acceptable dans son groupe de pairs, et elle se « quitte » elle-même. Le phénomène n’est pas nouveau, il est propre à l’adolescence, quel que soit le sexe, mais la pression s’est amplifiée.
Une autre difficulté aujourd’hui est liée à l’identité, de genre notamment. Il y a vingt ans, on se définissait soit garçon, soit fille, et l’hétérosexualité était la norme. Aujourd’hui tous les possibles sont ouverts, même si beaucoup de jeunes ne se retrouvent pas dans ce questionnement. Mais malgré tout, on peut aujourd’hui se définir comme étant fille née dans un corps de garçon, ou l’inverse, ou être transgenre, ou non-binaire, ou queer… Quand on est adolescent et qu’on se cherche, que l’identité est en train de se construire, tous ces possibles peuvent amener beaucoup de confusion et compliquent parfois bien les choses.
Enfin, beaucoup de repères traditionnels ont explosé, en particulier familiaux. Nos filles viennent en général de familles avec des parcours jalonnés de ruptures, elles ont souvent des parents qui ont recréé chacun de son côté un autre foyer. Elles ne se sentent appartenir vraiment à aucune de ces familles et sont à la recherche de leur place. Cela crée des détresses quant à savoir d’où elles viennent, à quelle histoire elles appartiennent, dans quel projet elles peuvent s’inscrire…. La fragilisation psychique est plus grande, elles ont moins de ressources pour gérer les frustrations, les contraintes. Cela existait avant, mais le phénomène s’est renforcé.
Avez-vous constaté une évolution ou des changements dans le comportement, les besoins ou les réactions des filles depuis la création du foyer?
La nature humaine a les mêmes besoins depuis le début de l’humanité : un besoin d’appartenance, d’aimer et d’être aimé, de donner du sens à sa vie, d’être respecté, de s’investir et de se réaliser… En fonction des contextes, des civilisations, des fracas de l’existence, ces besoins sont plus ou moins comblés et donc s’expriment avec plus ou moins de virulence…
Il y a encore dix ans, nous avions beaucoup plus de filles caractérielles, c’est-à-dire des jeunes qui étaient beaucoup dans l’agir, dans la confrontation verbale et physique, dans l’agressivité, les portes des chambres claquaient… Aujourd’hui, les jeunes sont plus dans la fuite, dans l’évitement qui s’expriment par des fugues ou la consommation de psychotropes, de cannabis ou autre.
Et à l’inverse, paradoxalement, beaucoup de jeunes ont aujourd’hui une intelligence relationnelle mieux développée. Cette capacité à comprendre les enjeux interactionnels, ils et elles ne l’avaient pas il y a vingt ans. Par le langage, par l’argumentation, mais aussi par une puissante détermination, les adolescent·e·s arrivent à tenir tête à l’adulte, à le faire plier, qu’il ou qu’elle soit un parent ou un·e professionnel·le. Ces jeunes sont devenus puissant·e·s dans la manipulation émotionnelle, ils ou elles savent utiliser les failles du système pour arriver à leurs fins. Parmi les manipulations constatées aujourd’hui se trouve la détresse psychique. Notre société est à la recherche du risque zéro et veut apporter une réponse médicale et sécuritaire à l’expression de la détresse psychique. Si certains jeunes souffrent réellement de difficultés psychiques, certains ont compris que la voie de la psychiatrie et de l’hospitalisation est une façon d’éviter les contraintes d’un placement éducatif.
Comment avez-vous adapté la prise en charge des jeunes filles au foyer afin de mieux répondre à cette évolution?
Nous avons réduit la durée minimale du placement ; nous proposons maintenant un premier module de quatre mois, après lequel la suite est définie. Se projeter dans une prise en charge de dix mois est devenu difficilement envisageable pour des filles de quatorze-quinze ans. C’est une des répercussions du mode de vie de notre société où tout va très vite. Le rythme semble s’être accéléré et on vit plus qu’avant dans l’instantanéité. Pour ces jeunes, il est devenu difficile de se projeter et de fournir un effort qui n’occasionne pas un résultat immédiat.
Nous avons également raccourci la période durant laquelle les filles sont coupées de l’extérieur en début de placement, afin de les aider à « atterrir »: de six semaines il y a vingt ans, nous sommes passés petit à petit à environ deux semaines. La durée du camp d’été a aussi été notablement diminuée : à mes débuts à La Fontanelle, les jeunes s’envolaient pour sept semaines d’itinérance dans le bush canadien. Actuellement, le camp a été réduit à un peu moins de quatre semaines, ce qui est déjà un engagement très significatif pour beaucoup de nos jeunes.
Par ailleurs, nous avons enfin revisité les processus du placement et individualisé beaucoup plus les accompagnements des jeunes. Nous nous autorisons de plus en plus à prendre des chemins de traverse pour accompagner les jeunes au plus près de leurs besoins. Cette prise en charge plus personnalisée complique la vie de groupe, car les filles se comparent abondamment entre elles et sont très sensibles à ce qu’elles vivent parfois comme de l’injustice.
Ne risque-t-on pas ainsi de fragiliser le travail qui se fait à La Fontanelle?
C’est le risque, en effet. Par contre, nous n’avons pas diminué nos exigences en termes de consommation de drogues ou de violence. Nous sommes dans la bienveillance, mais avec une exigence constante. Nous maintenons également le cap quant au téléphone portable ; l’avantage de ne pas en avoir à La Fontanelle, c’est que le temps habituellement mis dans les réseaux sociaux est investi ailleurs, dans la vie réelle. Là aussi, c’est souvent douloureux au début, mais toutes les filles finissent par reconnaître à l’usage que c’est mieux ainsi, car sans smartphone, la mise à distance devient possible et favorise le travail sur soi.
La sexualité et le besoin de séduction occupent une place prépondérante à cet âge. Comment réagissent les filles à la non-mixité de la prise en charge?
Dans un monde exclusivement féminin, il y a certes beaucoup de disputes et d’histoires qui seraient peut-être réduites avec la présence de garçons. La vie en foyer impose une grande proximité, autant dans l’espace physique que dans l’espace relationnel. Il ne nous apparaît pas souhaitable d’imposer aux filles que nous accueillons la proximité d’un lieu de vie mixte. A l’adolescence, l’intense activité hormonale, les jeux de séduction, le besoin d’être populaire et d’exister aux yeux des autres, les besoins affectifs, tout cela crée un terreau qui peut occuper une grande partie de l’espace mental et laisse peu de disponibilité à un travail intérieur. Sans compter que cette configuration peut provoquer des dérapages sérieux. Dans la société en général, les agressions sexuelles entre jeunes sont un problème plus fréquent qu’on ne l’imagine.
Nous avons repris contact avec une trentaine de filles qui ont fait leur placement durant ces vingt dernières années et nous leur avons posé la question de la mixité : les jeunes filles que nous interrogeons sont unanimes : même si elles citent des avantages à la présence de garçons dans le foyer, elles disent toutes que la non-mixité, c’était préférable pour elles.
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