Le système ou le contexte qui rend le harcèlement possible
Il a fallu des drames, des jeunes mettant fin à leur vie, pour transformer le regard sur ce qui était depuis toujours considéré comme des chamailleries ordinaires dans le milieu scolaire. Aujourd'hui, ces histoires d'enfants et d'adolescent-es dont l'estime de soi a été rongée par leurs pairs jusqu'à rompre leur élan vital nous bouleversent et inquiètent les parents. Mais comment reconnaitre s'il s'agit de harcèlement et que faire ?
Le harcèlement est une violence physique ou psychologique perpétrée à long terme et de manière répétitive par une ou plusieurs personnes agresseuses. À la différence du conflit, il se caractérise par la disproportion des forces, et engendre l'incapacité pour l'individu qui en est la cible de se défendre par ses propres moyens. Il peut aussi prendre une forme numérique, le cyberharcèlement, lequel prolonge souvent un harcèlement préalablement mis en œuvre dans l'environnement scolaire. Cruel, parce que l'hyperconnectivité des jeunes ne laisse plus aucun espace de repli aux harcelé-es, il a l'avantage de laisser des traces, lesquelles permettent de prouver qu'il s'agit bien de harcèlement, au contraire des microviolences, souvent invisibles aux yeux des adultes, comme le sont les moqueries, les surnoms, les isolements et les rumeurs1.
Mis en évidence par la recherche, les effets du harcèlement sur celles et ceux qui en sont victimes ont de quoi faire frémir : fort impact sur la santé mentale et physique, décrochage scolaire, risque de phobie scolaire, dépression, troubles anxieux, pensées suicidaires2. Ce sont près de trois enfants par classe qui sont exposés au harcèlement, selon l'association Stop Suicide3. Les répercussions sur la personne qui harcèle ne sont, contre toute attente, pas si anodines non plus. Le gain en popularité et en émotions fortes généré par la domination d'autrui va l'entrainer dans une relation asymétrique et dysfonctionnelle, rendant difficile l'acquisition des compétences de socialisation indispensables à une intégration réussie.
La recherche universitaire s'intéresse aux violences scolaires depuis les années 1970, la Scandinavie se montrant pionnière en la matière. Dan Olweus4, un psychologue norvégien considéré comme l'initiateur de la recherche sur le domaine, y a consacré sa carrière, portant son engagement jusqu'à proposer de faire voter dans son pays une loi contre le harcèlement scolaire, en 1981. Ce sera toutefois le Parlement de la Suède qui, en 1994, sera le premier à ratifier une telle disposition, laquelle a permis aux pouvoirs publics de mettre en place un programme de lutte contre le harcèlement et de le rendre obligatoire pour tous les établissements scolaires. En 2006, le ministère de l'Éducation nationale finlandais emboîte le pas et finance la conception, la mise en application et l'évaluation d'un programme destine à réduire les problèmes de harcèlement entre élèves. Nommé KiVa, il est utilisé dans 90 % des établissements scolaires finlandais et dans de nombreux pays dans le monde.
Les diverses méthodes scandinaves partent du principe établi par le psychologue Anatol Pikas que le harcèlement relève de dynamiques de groupe. En effet, le bully (l'harceleur) n'existe pas sans la mob (la foule), les élèves qui se joignent au harcèlement ou encouragent celle ou celui qui agresse. Étant donné que les témoins du harcèlement peuvent choisir d'autres rôles dans le groupe, comme rester passif ou prendre la défense de la victime, l'enjeu est de les sensibiliser et de les outiller. Leur choix aura une incidence aussi bien sur la probabilité que le harcèlement se poursuive que sur le vécu de la victime5.
Plus largement, l'adoption de ces différentes méthodes entérine la remise en cause de la vision psychologisante des violences scolaires, laquelle présente une agresseuse ou un agresseur en quête de domination et incapable d'empathie et une victime vulnérable qui attire sa violence. Cette individualisation du phénomène tendait à placer la responsabilité du problème chez les actrices et acteurs impliqués et à occulter l'influence du contexte socio-éducatif et social. Or, il est désormais établi que les climats scolaires et institutionnels jouent un rôle crucial dans l'émergence du harcèlement6. Les nouvelles approches, dérivées de celle de Pikas, prennent en compte ces éléments.
En France et en Suisse romande, la méthode Pikas a été adaptée par Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier. Nommé « la Méthode de la Préoccupation Partagée (MPP) », le dispositif est aujourd'hui promu dans les cantons romands par le Comité de pilotage de la Plateforme romande de la MPP7. Aujourd'hui Désormais considéré comme un problème de santé public, le phénomène de harcèlement et d'intimidation entre pairs fait l'objet de plans d'action politiques. Dans le canton de Vaud, par exemple, ce dispositif a été mis en place à partir de 20158.
La MPP est une approche non-blâmante. Dans les rencontres avec les personnes agresseuses, lesquelles sont individuelles afin de défaire l'effet de groupe, les intervenant-es ne les punissent pas ni ne les culpabilisent, mais cherchent à leur faire prendre conscience des dommages causés à la cible de leur intimidation. L'enjeu est d'en faire des actrices et acteurs de la résolution du problème créé par leur posture harcelante et de les placer en position de réparer leurs torts9. Si l'efficacité de la MPP n'est plus à démontrer, certaines situations sortent de son champ d'action, et c'est alors d'autres mesures qui sont mises en place, la sanction disciplinaire notamment.
Sébastien Heiniger
Pour approfondir :
1. https://harcelement-entre-eleves.com/pages/questcequeleharcelement.htm
2. https://www.letemps.ch/suisse/lutte-complexe-contre-harcelement-scolaire
3. https://stopsuicide.ch/lapourtoi/facteursderisque/stopharcelement/
4. https://www.cairn.info/le-harcelement-scolaire--9782715416253-page-96.htm
5. F. Garandeau, C. & Salmivalli, C. (2018). Le Programme Anti-Harcèlement KiVa.
6. J.-P. Bellon, M. Quartier (2020). Les blessures de l’école.
7. https://www.plateforme-mpp.ch/
8. Rapport du Conseil d'État au Grand Conseil. Pour une brève présentation du dispositif vaudois.
9. https://www.preoccupationpartagee.org/decouvrir-la-methode/
Déjouer les situations de maltraitance à La Fontanelle
La Fontanelle est particulièrement attentive à la question du harcèlement entre pairs. D'une part parce que la plupart des adolescentes et adolescents accueillis par l'institution ont été actrices ou acteurs de harcèlement, occupant divers rôles. Les dispositifs mis en place dans leurs établissements scolaires se sont malheureusement souvent révélés inefficaces. D'autre part car le Foyer Filles comme le Foyer Garçons sont des lieux de vie commune dans lesquels s'installent des dynamiques de groupe. Les antécédents et le parcours des jeunes accompagné-es ont pour conséquence une prépondérance de comportements amenant des relations asymétriques et dysfonctionnelles. L'équipe d'éducatrices et d'éducateurs y apporte une attention particulière un soin vigilant afin de déjouer ces mécanismes qui empêchent le travail en profondeur nécessaire à leur intégration sociale et professionnelle future.
Graphiques
Écho n° 68/Le harcèlement, un phénomène qui nous met en cause !
Écho n° 67/Médias numériques, entre amour et haine
Écho n° 66/La gestion des écrans, thématique inépuisable
Écho n° 65/Genre masculin, qui suis-je en 2022
Écho n° 64/Réflexion sur la masculinité
Écho n° 63/Face à une situation d’abus sexuel
Écho n° 62/20 ans du Foyer filles, partage d’expériences
Écho n° 61/Justice traditionnelle et/ou restaurative
Écho n° 60/L’accueil aux foyers en période Covid
Écho n° 59/Adopter une approche holistique de la santé
Écho n° 58/Alimentation et maladies mentales
Écho n° 57/S’adapter à la génération « moi je »
Écho n° 56/La famille 3.0, point de situation
Écho n° 55/Soutien aux familles en difficulté
Écho n° 54/Cycle de conférences pour le 30e anniversaire de La Fontanelle
Écho n° 53/Partage de connaissances à l’occasion du 30e anniversaire
Écho n° 52/Troubles du comportement et médication
Écho n° 51/S’adapter à la nouvelle génération
Écho n° 50/Mieux comprendre la nouvelle génération
Écho n° 49/Quels rôles jouent les fêtes traditionnelles
Écho n° 48/Les tracas du tabac
Écho n° 47/Les étapes de l’insertion
Écho n° 46/Éducation et psychiatrie
Écho n° 45/Rôle des aventures éducatives
Écho n° 44/Coup de projecteur sur la jeunesse d’hier et de demain
Écho n° 43/La vie aux foyers, témoignages