Interview de Sandro Cattacin, professeur de sociologie à l’Université de Genève
On observe désormais un changement d’approche important dans l’analyse des situations de harcèlement. Les dispositifs mis en place par les cantons romands pour lutter contre cette tyrannie entre pairs l’abordent comme un phénomène de groupe plutôt que le fait d’un individu. Afin de mieux comprendre ce changement de paradigme, la parole est donnée à Sandro Cattacin, directeur de l’Institut de recherches sociologiques dont certaines investigations se sont intéressées à l’intégration de la différence.
Sandro Cattacin, comment expliquez-vous que le groupe témoin soit désormais pris à parti dans les affaires de harcèlement ?
En psychologie sociale, l’individu est considéré dès les années 1950 comme membre d’un groupe, et plus largement d’un système social. Lorsqu’un certain nombre de personnes se trouvent dans une situation illégitime de supériorité, on a observé que le groupe en position dominante a tendance à le justifier. Prenons par exemple l’immigration italienne en Suisse. Le discours xénophobe à l’encontre des Italiens est venu légitimer la position avantageuse que les locaux ont pu retirer du fait que ces immigrés étaient embauchés dans les jobs les plus précaires. Les Suisses, les hommes en particulier ont ainsi bénéficié d’une ascension sociale, une espèce de croissance de position de classe. Il s’agit typiquement d’une situation injustifiée – le seul mérite étant d’être là au bon moment – amenant un discours et un maniement des armes de la supériorité que sont les préjugés et les stigmatisations.
Le discours et les actes du groupe harceleur peuvent donc être compris comme la tentative de justifier et maintenir sa place dans la hiérarchie sociale. Quelles sont les formes de résistances possibles ?
On observe par exemple le phénomène de « retournement du stigmate », théorisé par Erving Goffmann de l’École de Chicago. Pour survivre à une situation dans laquelle elles sont systématiquement fustigées pour une caractéristique comme la couleur de peau, un handicap physique ou une identité de genre, les personnes harcelées se saisissent du stigmate comme d’un élément d’identité et de fierté. C’est dans ce contexte que s’inscrivent en Suisse les mouvements de fierté italienne des années 1970.
Une autre façon d’améliorer les relations est « l’hypothèse de contact », théorisée par Gordon Willard Allport. Il soutient que le préjugé naît envers un membre détaché d’un groupe – l’immigré, le nouveau de la classe, etc. – qui est alors perçu comme une menace entrainant un sentiment de peur et d’exclusion. Par contre lorsque ce membre est mis en contact et entre en relation avec le groupe, la vision de celui-ci change. La validité de l’hypothèse a été démontrée, avec le corolaire que plus des gens différents se côtoient, moins il y a de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme.
Et si la personne harcelée n’a pas de statut identifiable ?
Il s’agit de sortir la personne de son isolement, de soutenir sa prise de parole. Si elle est maltraitée et se laisse maltraiter, rien ne change, parce qu’elle continue à jouer le rôle établi par la structure dans laquelle elle est prise. Elle accepte, en somme, d’être de moindre valeur. Si, par contre, elle dit « arrête de me harceler », cela peut changer, à condition de ne pas être seule avec celle ou celui qui la harcèle, au risque d’être violemment réduite au silence. En revanche, devant témoins, celle ou celui qui harcèle se trouve dans l’obligation de justifier son comportement dans une forme de pression morale : « Et maintenant, toi, qu’est-ce que tu lui réponds ? ». Il est primordial de maintenir un espace public sain dans lequel le défi moral peut être posé et la quête de solution déclenchée.
C’est donc dans l’espace public démocratique que les valeurs se définissent, que l’on décide ce qui est acceptable ou non ?
Oui, définition collective des valeurs et possibilité de les faire évoluer en fonction du désir commun. Parce que le harcèlement peut être complètement accepté par le groupe et ensuite ne plus l’être du tout. C’est le même comportement, mais la règle a changé. Il faut donc une assemblée qui fait un choix et une nouvelle règle s’installe.
Propos recueillis par Sébastien Heiniger
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