Paradoxes de société
Mai 68, c’était il y a cinquante ans ! On a beaucoup parlé de ce virage sociétal à l’occasion de son jubilé, et vous avez probablement entendu et vu quelques rétrospectives sur le sujet. Elles ont remis en lumière une époque où les priorités collectives prévalaient sur les besoins individuels, faisant souffrir des individualités oppressées. Cette sensation d’étouffement avait porté la lutte pour la libération, dans un contexte où l’augmentation de la productivité autorisait pour la première fois de remettre en question le temps dédié au travail. Échapper à la machine à produire et à consommer pour trouver des raisons motivantes de vivre allait devenir une priorité.
Cinquante ans plus tard, le rapport collectif / individu s’est complètement inversé dans notre société occidentale ; la liberté individuelle est devenue une valeur dominante et un droit fondamental. Pourtant, la quête du sens de l’existence demeure. Plus vive que jamais, cette question fait l’objet de débats populaires réguliers ; elle est abordée par les émissions et la littérature ayant trait à l’humain ; et lorsqu’il s’agit de choisir, elle exige impérativement une réponse. Aujourd’hui, ce que nous faisons doit avoir du sens et nous sommes à peine conscients que toutes les civilisations n’ont pas (eu) la possibilité ni le loisir de s’interroger à ce propos. Cet immense privilège a un revers. Lorsque nous ne parvenons pas à donner de signification à notre action, nous nous démotivons, nous décourageons, nous démobilisons, voire nous angoissons.
Nous constatons régulièrement ces émotions chez les jeunes en panne accueillis à La Fontanelle. Est-ce lié à leur adolescence dont les perspectives incertaines déstabilisent ? Ou est-ce lié au statut d’être humain qui a désormais le loisir d’y penser ? Certainement un peu des deux ! Doit-on leur dire qu’il n’y a parfois pas de réponse et qu’il n’est pas nécessaire de donner du sens à tout ? Ou doit-on mieux les accompagner dans leur quête de sens ? Là aussi, certainement un peu des deux !
La mue du collectif vers l’individualisme et la quête de sens sont étroitement liées et nous avons souhaité approfondir ces deux thématiques dans cette édition ; comment par exemple, l’Armée suisse s’adapte-t-elle aux multiples individualités ? Un projet humanitaire peut-il satisfaire la quête de sens ? Comment notre institution qui fait la part belle à l’aspect communautaire est-elle perçue par les jeunes et leurs parents ? Nous souhaitons que ces différents éclairages participent à vous enrichir !
André Burgdorfer, Directeur
Éditorial paru dans l'Écho de La Fontanelle n°56, août 2018

Retour sur la conférence de Philippe Stephan donnée en mai 2018 sur l'invitation de La Fontanelle
La société moderne a favorisé l’émergence de l’individualisme qui, au sens philosophique, est l’affirmation de l’individu comme un principe et comme une valeur. En devenant parents et en endossant la responsabilité de mener notre progéniture à l’âge adulte, nous déployons désormais beaucoup d’énergie pour mettre en place un cadre épanouissant et négocié, où la parole de l’enfant est prise en compte.
Le bien commun n’est plus d’actualité car il ne joue plus un rôle prépondérant pour la survie du groupe. L’adolescence est une période de transition qui se caractérise par la découverte et la construction de soi en relation aux autres. Le jeune se cherche et est en quête de repères. Dans le cadre de sa réflexion sur la famille 3.0, La Fontanelle s’interroge : y a-t-il encore des repères collectifs auxquels se référer et quel sens donner à la vie si la survie du groupe n’est plus d’actualité? Pour y réfléchir, elle a invité Philippe Stéphan, pédopsychiatre et médecin-chef au SUPEA. Retour sur sa conférence.
Le parcours de l’être humain s’inscrit dans une logique biologique. Philippe Stephan a commencé par rappeler que les mammifères, parmi lesquels l’humain, n’abandonnent pas leur petit non pas par empathie, mais en raison de la sécrétion d’ocytocine par la mère peu avant la naissance et durant toute la période d’allaitement. Une fois sevré, le petit humain n’est pas encore capable de subsister seul. Pour permettre sa survie, un lien psycho-affectif se tisse entre l’enfant et la mère, ainsi qu’avec les proches qui en prennent soin. Être profondément social, l’humain entretient constamment une dépendance que Philippe Stephan qualifie de bio-psycho-sociale. À l’adolescence, l’enfant va se détacher de sa mère et de ses proches et entrer en dépendance psycho-affective avec une personne hors de la famille. Cette transition est souvent déstabilisante pour les proches qui peuvent la ressentir comme un rejet.
Pour passer au statut d’adulte, l’enfant traverse un passage nommé adolescence. Cette période, qui dure une dizaine d’années, est marquée par des transformations physiologiques majeures, parmi lesquelles un important remaniement des connexions au niveau du cerveau. Elle n’est pas sans risque et toutes les sociétés humaines connaissent des pertes dans cette étape. Des rituels ont été mis en place pour aider à passer de l’autre côté. Ils sont basés sur quatre piliers : la figuration de la mort, la représentation de la sexualité, la régulation des émotions, et la normalisation des valeurs. En occident, ce dernier pilier se traduit par le respect de la liberté individuelle. L’adolescent doit faire lui-même ses choix. De nombreux parents l’expriment ainsi : « mon ado peut faire ce qu’il veut, pourvu qu’il soit heureux ».
Se déterminer dans une vaste palette de choix exige une grande confiance en soi. Or l’adolescent subit d’énormes transformations physiologiques et fait face à beaucoup de nouveautés, à la fois oppressantes et déstabilisantes. Plutôt que d’opérer des choix, il peut être tentant et plus facile de rester enfant. Il peut aussi être plus simple de placer l’objectif à atteindre à un niveau bas pour éviter d’être mis en échec.
La liberté individuelle a conduit à l’individualisme, favorisant l’apparition de toutes sortes de modèles de vie. L’adolescent va rechercher le modèle qui lui correspond pour se sentir accepté et aspirer à s’intégrer à la collectivité adulte. Avoir plusieurs adultes en référence va l’aider à baliser son champ en friche, à construire des repères, à découvrir ce qui lui convient et à faire des choix.
La liberté individuelle implique des choix propres à chacun, entraînant une multitude de comportements différents. Exiger de ces individualités qu’elles adoptent une conduite cohérente lorsqu’elles sont réunies devient dès lors inapplicable, voire contradictoire avec le respect de ce pilier devenu fondamental pour la société occidentale. Comme alternative, Philippe Stephan propose de travailler sur la cohésion. Pour les parents ou les encadrants, il s’agit d’identifier les enjeux du groupe, d’établir un référentiel pour penser ce qu’il s’y passe et ce que les adolescents leur font vivre, d’exprimer leurs divergences aussi, dans le but d’emmener le groupe vers un objectif commun.
Anne Kleiner
Paru dans l'Écho de La Fontanelle n°56, août 2018

Assurer le bien-être de l'individu est devenu aujourd'hui plus important que de garantir celui de la collectivité. Cette allégeance faite au moi a-t-elle conduit à une perte de sens?
Si penser à soi parait légitime, s’engager pour le groupe ne semble plus avoir de raison d’être dans un contexte pacifique sur le plan social et économique. L’individualisme conduit-il à une perte de sens? Dans son travail d’aide à l’insertion, La Fontanelle a eu maintes fois l’occasion de relever une souffrance intérieure diffuse chez les filles et les garçons qu’elle accompagne. Elle est souvent liée au manque de sens à donner à leurs décisions, à leurs engagements et à leurs actes. Elle s’interroge sur la façon d’y répondre car le mal-être généré les empêche fréquemment de prendre leur vie en main. Le voyage humanitaire serait-il une des façons d’y remédier? Philippe Randin, directeur de Nouvelle Planète, a accepté de partager ici son expérience.
D’après vous, quel besoin profond les jeunes cherchent-ils à combler en rejoignant de tels projets?
Ils ont soif de découvrir: découvrir d’autres cultures, d’autres manières de vivre… Mais ils désirent avant tout se sentir utile. Ils se rendront bien compte au final que l’on n’apporte pas grand-chose en 3 semaines mais que l’on apprend beaucoup ! Les projets sont situés dans des zones rurales pauvres, très isolées, sans électricité ni eau courante. Les jeunes sont hors du temps, dans un autre univers. Leur perception du monde change alors considérablement. C’est en s’extériorisant qu’ils réalisent comment c’est vraiment chez eux. Marqués par leur expérience, certains s’engagent à titre individuel en tant que bénévole et sont alors véritablement utiles sur le long terme! De temps en temps, on croise d’anciens participants plusieurs années après qui nous expriment à quel point ça a été une expérience marquante, certains étant allés jusqu’à changer d’orientation professionnelle.
Comment les jeunes perçoivent-ils l’aspect très communautaire des populations du Sud?
Ils sont tellement surpris! Le fait que tout un village se mobilise, c’est déconcertant pour eux. Leur réaction est extrêmement positive : « L’accueil était extraordinaire, c’était incroyable comme les gens nous ouvraient leur porte. Comparé à chez nous, qu’est-ce que c’est ouvert, l’ambiance est si bonne. C’est incroyable tout ce que j’ai appris. Chez nous, il faut absolument qu’on change notre manière de faire. » Voilà autant de commentaires que l’on entend au fil de ces voyages. Ils souhaitent que les choses changent : l’aspect très individualiste de notre société, le fait d’être chacun chez soi ou de trop mettre l’accent sur le travail par exemple. Ils prennent conscience que chez nous, l’aspect communautaire a été perdu. Évidemment, ils n’utilisent pas ces mots-là, mais c’est ce qu’on peut lire entre les lignes.
Dans ce voyage, tout est fait de manière très collective : Comment les jeunes le vivent-ils?
C’est encore plus intéressant car on voit des changements flagrants : par exemple, le regain de confiance que les jeunes ont après cette expérience ! Ils se rendent compte qu’ils ont bien plus de chance que d’autres. Le côté communautaire est encore plus marquant pour eux qui ont souvent une certaine crainte à aller vers l’autre. Ils sont aussi beaucoup plus soudés les uns aux autres face à l’adversité que représente cet inconnu.
Un jeune vous a-t-il particulièrement marqué?
J’ai assisté au retour d’un groupe parti en Guinée. Parmi les jeunes présents, Julia. Alors qu’elle faisait un retour sur son expérience personnelle, elle s’est mise à pleurer. Durant son séjour, elle avait appris qu’un groupe de filles était gardé à l’écart du village car elles venaient d’être excisées. C’était assez choquant. Mais elle a décidé d’aller à leur rencontre et a donc passé beaucoup de temps avec elles, partageant le quotidien de ces femmes en allant faire la lessive à la rivière. Elle a dit qu’elle continuerait à se battre pour cette cause.
Finalement pensez-vous que la montée de l’individualisme est inquiétante?
Le succès de ce genre de voyages me montre qu’il faut relativiser cette question. Je me rends compte que beaucoup ne sont pas si individualistes que ça et que quand on leur offre la possibilité de faire des actions en commun, qui aient du sens, ils sont partants et ont plaisir à sortir de cet individualisme.
Interview recueillie par Cynthia Tchaban
Paru dans l'Écho de La Fontanelle n°56, août 2018
Philippe Randin, interviewé ici pour l’Écho de La Fontanelle, est directeur de l’organisation d’entraide internationale Nouvelle Planète. L’ONG soutient des projets de développement durable en faveur de populations rurales du Sud. Elle propose aussi des voyages d’entraide pour jeunes auxquels environ 200 Suisses participent chaque année.

Programme Oxygène, premier point de situation
Depuis janvier, La Fontanelle propose une nouvelle mesure, sous la forme d’un accompagnement ambulatoire familial de type systémique, pour aider les jeunes en difficulté et leurs familles à sortir de la spirale de souffrance et d’échecs dans laquelle ils sont plongés. Esther Larios, cheville ouvrière du projet, nous fait part de ses impressions après la première session.
Esther Larios, quels sont les points forts du Programme Oxygène?
Le Programme Oxygène est une alternative parmi les prestations de La Fontanelle. Il permet de proposer un accompagnement ambulatoire au jeune en difficulté qui n’est pas prêt pour une mesure impliquant une séparation avec sa famille. Il peut aussi être un palier avant un placement traditionnel tout en conservant la même philosophie et les mêmes outils éducatifs.
Quelle place prend la solidarité collective dans ce programme?
C’est important de travailler avec le jeune individuellement, mais c’est tout aussi essentiel de lui faire prendre conscience qu’il a une place à prendre dans la collectivité et qu’il peut aider, donner. Cela structure et fait du bien. L’interaction avec d’autres ados ou d’autres personnes en situation délicate les ouvre à de nouvelles réalités et les aide à relativiser leurs propres difficultés. Ils sont confrontés à des réactions ou des comportements qu’ils présentent souvent eux-mêmes et l’effet miroir est révélateur. Le contact aux autres les oblige à s’ouvrir.
Qu’est-ce que cela représente de gérer un groupe dans une société où tout est de plus en plus ramené à soi?
C’est à la fois passionnant, constructif et défiant; le groupe est un outil éducatif en soi. Le premier pas dans ce projet était de construire une équipe, de créer une dynamique afin de donner aux jeunes l’envie de revenir. Les six ados de cette première session étaient différents, mais complémentaires. Ils ont rapidement formé une communauté à laquelle ils se sont identifiés, dessinant comme un fil rouge qu’ils ont suivi durant cinq mois. Ils n’ont manqué quasiment aucun module. Cette fois, la mayonnaise a pris dès le premier jour, mais ce n’est jamais gagné d’avance.
Quels sont les bénéfices du groupe pour un individu?
La communauté rassure le jeune, elle lui donne un sentiment d’appartenance qui l’aide à se positionner et à construire sa personnalité. Aujourd’hui, on incite de moins à moins l’individu à faire des efforts pour vivre collectivement. À La Fontanelle, il y est contraint, et plus que le concept de groupe, c’est cet apprentissage forcé qui lui fait peur. Certains ados ont des lacunes dans le vivre ensemble, car ils n’ont pas eu l’occasion de l’apprendre, mais leur capacité à s’adapter est fascinante. Si le travail en groupe est un outil extraordinaire, il ne se substitue pas au travail individuel. Au contraire, c’est un jeu permanent d’interactions et de réglages dans la relation à soi et aux autres. Les activités proposées avec le Programme Oxygène sont organisées de façon à provoquer des expériences relationnelles et d’y travailler.
Votre bilan de cette première session?
Pleinement positif. Le programme a vraiment été une bouffée d’oxygène tant pour les jeunes que pour les parents. Ces derniers ont été très participatifs et ont pris part à la stratégie collaborative. Ils ont passé par différentes phases émotionnelles, mais chacun a fait un bout de chemin. Il y a eu une belle énergie jusqu’au bout. Toutefois, le projet s’inscrit dans la durée, car on ne peut pas changer une situation du jour au lendemain. On sème des graines qu’on espère voir pousser tôt ou tard.
Le regard que portent les parents sur le groupe est-il différent de celui des jeunes?
On perçoit en effet une certaine anxiété chez les parents rassemblés, liée à la crainte d’être jugé, de ne pas être à la hauteur. Alors que chez les jeunes, on observe l’effet inverse. Ils ont besoin de la communauté pour mener leurs expériences de vie. Un adolescent isolé vit moins bien la transition vers l’âge adulte qu’un jeune qui interagit avec ses pairs.
Propos reccueillis par Joanna Vanay
Parus dans l'Écho de La Fontanelle n°56, août 2018
* Prénoms d'emprunt
Passage de l'enfance à l'adolescence
Chaque parent sait que son enfant va se transformer durant l’adolescence. Mais a-t-il conscience que sa parentalité est appelée à évoluer à cette même période?
On n’apprend pas le métier de parent, on s’y exerce au contact de son enfant. Lorsqu’il est tout petit, on intègre son besoin de soin et de protection. En grandissant, il gagne en indépendance, mais demeure sous la surveillance et la tutelle de l’adulte. Bienveillance et bientraitance sont de mise, selon la nouvelle vision collective de l’éducation. Et la plupart des enfants sont aujourd’hui épanouis et confiants dans leur valeur. Familiers de la réalisation de soi et de l’accès au plaisir, ils ont en général été préservés de la frustration et de l’adversité, qui cohabitent en permanence dans le monde adulte. Inévitablement confrontés à cette réalité à l’adolescence, ils passent alors par des moments difficiles. La Fontanelle est bien placée pour le savoir.
Quant aux parents, ils voient leur vie de femme et d’homme être métamorphosée par l’arrivée de l’enfant, auquel ils consacrent la plupart de leurs espaces de respiration. Beaucoup s’oublient, s’épuisent et certains sont même frappés de burn-out parental. L’adolescence qui se caractérise par des réactions imprévisibles, des prises de risques inconsidérées, des replis sur soi... ravive souvent un certain stress, car les parents se sentent devenir impuissants et démunis face à ces changements. Ce qu’ils appliquaient avec leur enfant ne marche plus avec leur adolescent. Le temps est venu de réfléchir à la posture à adopter devant cet adulte en devenir afin de soutenir ses rêves d’autonomie tout en demeurant un appui s’il venait à s’encoubler, et de se préparer à une relation d’égal à égal.
Nous avons été profondément touchés par les échanges avec les pères et les mères rencontrés lors des événements organisés pour le trentième anniversaire de La Fontanelle. Leurs difficultés, leur désarroi lorsque leur enfant va mal alors qu’ils ont souvent tant donné pour qu’il soit heureux et épanoui nous ont sincèrement émus. Pour eux aussi, l’adolescence est un croisement et ils sont placés devant de nouveaux choix qui impactent forcément le devenir de leur jeune. Car il ne sert à rien que leur adolescent en difficulté parcourt un bout de chemin s’il se retrouve dans le même décor au bout du compte.
Cela nous a renforcés dans notre conviction d’accom– pagner non seulement le jeune, mais aussi ses proches, afin de les soutenir dans ce changement de rôle parental et de réfléchir avec eux sur ce que cela signifie concrètement. La mission de nos référents locaux qui travaillent depuis nos antennes délocalisées en Suisse romande va être renforcée et ils interviendront dès le début du placement. Par ailleurs, nous avons développé une nouvelle prestation pour agir auprès de la famille, le Programme Oxygène, que nous vous présentons dans la rubrique actualité. Nous souhaitons ainsi nous adapter à un monde en mutation dont les difficultés évoluent.
André Burgdorfer, Directeur
Éditorial paru dans l'Écho de La Fontanelle n°55, décembre 2017

La société se transforme, la famille aussi
La grande majorité des bébés qui viennent au monde dans notre société occidentale ont été désirés et planiés. Leur arrivée vient combler, en quelque sorte, une envie d’enfants. Une envie de bonheur également, qui entraîne un changement radical du statut et du positionnement des parents. Car père et mère vont tout mettre en œuvre pour rendre leur progéniture heureuse, quitte à se surmener. Un jour, l’enfance cède la place à l’adolescence, le jeune va entreprendre de s’envoler. Le décollage est loin d’être facile...
2017 a été une année privilégiée pour La Fontanelle; à travers les manifestations organisées pour fêter ses 30 ans, elle a eu l’occasion de multiplier les rencontres. Les échanges avec des parents d’adolescents aux prises à des difficultés non pas exacerbées, comme elle en a l’habitude, mais ordinaires, l’ont amenée à ce constat: la famille s’est métamorphosée en profondeur.
Les changements intervenus au cours des soixante dernières années n’y sont pas étrangers. Robotisation des tâches ménagères, régulation des naissances, amélioration de la formation des filles, intégration professionnelle des femmes, égalité des droits entre hommes et femmes ont contribué à révolutionner le fonctionnement de la cellule familiale. À cela s’ajoute une augmentation du pouvoir d’achat dans une société de consommation proposant une infinité de produits qui ne demandent qu’à être achetés pour rendre nos enfants plus heureux. Car les bons pères et mères que nous sommes devenus ne peuvent plus rien leur refuser, notre épanouissement dépendant du leur.
Les parents vivent aujourd’hui avec la pression permanente de réussir leur mission éducative. Pour y parvenir, ils cherchent naturellement à sécuriser l’environnement dans lequel évoluent leurs enfants, alors que le monde, aussi bien économique que sociétal, vit un bouleversement profond et rapide qui effraie. L’enfant entre dans l’adolescence peu expérimenté, protégé de la plupart des risques, et avec l’habitude de voir la plupart de ses désirs satisfaits rapidement. Il vit en même temps d’importants changements physiologiques, tant sur le plan hormonal que neuronal, qui le poussent à s’émanciper. La plupart des jeunes parviennent à trouver leur chemin parmi les adultes et à s’intégrer avec les outils qu’ils ont reçus, mais certains d’entre eux sont perdus, anxieux, se replient sur eux-mêmes, décrochent du système scolaire. Les parents s’alarment, tentent toutes sortes de solutions pour sortir de l’impasse et voient leurs niveaux de stress augmenter à tel point que certains d’entre eux sont atteints de burn-out parental.
Face à ce désarroi, certaines structures d'aide ont été amenées à adapter l'accompagnement proposé en offrant non seulement un travail avec le jeune, mais aussi avec ses parents, dans une vision systémique de la cellule familiale. Les prochains articles sur l’Association Couple et Famille de Genève et sur l’Institut Gregory Bateson à Lausanne en sont deux exemples. De son côté, La Fontanelle est convaincue qu’accompagner un adolescent, c’est le protéger de ses propres débordements et du monde extérieur parfois sans pitié, mais c’est aussi le responsabiliser en le confrontant peu à peu aux conséquences de ses choix et de ses comportements. C’est aussi se rapprocher de ses parents qui vivent souvent une grande détresse pour les aider à réfléchir à leur mission éducative et à ses limites, raison pour laquelle le rôle de ses antennes locales, proches des familles, a été renforcé. Une nouvelle prestation, baptisé programme Oxygène, sera également proposé en 2018.
Anne Kleiner
Paru dans l'Écho de La Fontanelle n°55, décembre 2017

Le laisser faire son propre chemin
Le passage à l’adolescence n’est facile pour personne, ni pour les parents ni pour les adolescents. Durant cette période souvent conflictuelle, les parents s’interrogent sur leur manière de faire avec leur enfant en pleine mutation biologique et psychologique. Ils ont l’impression de subir la situation sans pouvoir d’action. Dans le cadre de l’Association Couple et Famille, qu’elle codirige en tandem, la thérapeute de famille et conseillère conjugale, Monika Ducret propose des consultations familiales ou parentales. Elle aborde avec nous les observations sur l’adolescence issues de sa pratique.
Je t’aime moi non plus
Face à leurs enfants qui grandissent, beaucoup de parents se sentent démunis. «Lorsque ma fille de 14 ans a dépassé les limites, en buvant trop d’alcool lors d’une soirée, j’ai ressenti un choc», nous confie une maman (cf. témoignages). Mère de deux enfants, enseignante et intéressée par le domaine de l’éducation, elle a pourtant beaucoup lu. «Mais la réalité est toute autre. Lorsque la situation devient personnelle, elle nous prend au corps», avoue-t-elle. Ce sentiment n’a rien d’étonnant selon Monika Ducret «la dose d’affect en jeu dans la relation parent-enfant est immense. Le sentiment d’éloignement voire d’étrangeté que l’on peut ressentir envers son enfant durant l’adolescence peut être douloureux et difficile à gérer», concède-t-elle.
De l’anxiété...
«Après l’épisode malheureux vécu avec ma fille, l’idée de garder un œil constamment sur elle m’a traversé l’esprit», confesse cette maman «mais je me rends bien compte que passé un certain âge, cela n’est plus possible». Elle reconnaît être de nature anxieuse et tente de ne pas reporter ses angoisses sur ses enfants. Si elles découlent souvent de la personnalité même des parents, les peurs sont aussi générées par la société, selon Monika Ducret. «Les médias se concentrent presque essentiellement sur ce qui ne va pas», déplore-t-elle. Et l’avenir des jeunes n’y échappe pas: compétition et manque de places de travail, le tableau est plutôt sombre. Le milieu de l’éducation devient alors source d’angoisse pour les parents et lieu de cristallisation du conflit entre ces derniers et leur(s) enfant(s). «Or l’adolescent vit dans l’ici et le maintenant. Il ne partage pas les considérations de ses parents quant à son futur de la même manière, la notion d’avenir lui étant encore complètement abstraite», souligne Monika Ducret.
... à l’hyperprotection
Avoir peur pour l’intégrité physique et psychologique de son enfant et s’inquiéter de son avenir, est le lot de tout parent aimant. Le risque de verser dans l’excès existe cependant. «Je rencontre souvent des parents tellement inquiets, jusqu’à s’oublier eux-mêmes», constate Monika Ducret. Elle explique en partie cela par la tendance à avoir moins d’enfants et à les concevoir plus tard. «L’adolescence est la période durant laquelle le jeune se crée des souvenirs sans ses parents. C’est normal et nécessaire pour devenir un adulte. Il s’éloigne alors inévitablement du giron parental», explique la thérapeute. Les peurs et l’impression de tout donner sans rien recevoir, engendre frustration et parfois un état d’épuisement avancé, aussi connu sous le terme de burn-out parental. Les parents, qui dans un souci protecteur pensent protéger leur enfant de toutes épreuves douloureuses les empêchent aussi de vivre des expériences formatrices. «Habitué à ce que tout soit fait pour lui, il risque de ne pas avoir les outils nécessaires pour entrer dans le monde réel», met en garde Monika Ducret. Cette dernière s’inquiète toujours plus pour un jeune qui se renferme sur lui-même que pour celui qui aurait tendance à trop sortir au goût des parents.
Lâcher prise
«Même si c’est parfois effrayant, je suis heureux que ma fille ait ses amis, son indépendance et ses propres projets», admet un papa «elle est très curieuse et je ne peux pas aller contre sa nature. Nous sommes deux individus différents et je dois lui laisser faire ses expériences». Un lâcher prise que Monika Ducret encourage. «Vouloir préparer une autoroute toute tracée pour son enfant a quelque chose de rassurant. Mais lui laisser faire son propre chemin, sinueux parfois, semé d’embûches souvent, est bien plus enrichissant», dénote la thérapeute. Une posture bénéfique pour l’adolescent, qui se découvre et se construit par lui-même, et rassurante pour le parent qui voit son enfant grandir, s’épanouir et sortir gentiment du nid.
Propos recueillis par Sabrina Roh
Paru dans l'Écho de La Fontanelle n°55, décembre 2017
L’association Couple et Famille
Sise depuis bientôt 40 ans à Genève, sous le nom Couple et Famille, l’association est un lieu de consultation pour les couples et les familles en difficulté relationnelle. L’équipe est composée des trois conseillers conjugaux, de deux thérapeutes de famille et de deux médiateurs familiaux. Si les séances de médiation sont orientées négociation et recherche de solution, les thérapies familiales donnent de l’espace aux émotions et aux ressentis de chacun. «En consultation, je me fais garante de l’espace de dialogue et ne prends pas le parti d’un individu, mais de la relation», précise Monika Ducret, codirectrice de l’association Couple et Famille.
Une vision interactionnelle des problèmes
Responsable du Centre de Thérapie Brève de Lausanne, Guillaume Delannoy aborde avec nous la méthode adoptée à l’Institut Gregory Bateson, centrée sur une vision interactionnelle des problèmes, et comment elle permet d’envisager les rapports parfois conflictuels entre parent(s) et adolescent(s).
Dans les familles avec adolescent(s), avez-vous pu observer des problématiques récurrentes?
Même s’il est toujours délicat de généraliser, on peut dire que de nombreux parents sont confrontés au fait qu’au moment de l’adolescence, leurs enfants commencent à adopter des comportements qui leur semblent inadéquats. Le jeune a «de mauvaises fréquentations», commence à consommer certains produits dangereux, l’ado a des «conduites à risque», telle autre s’habille et se maquille de façon «provocante et vulgaire», l’un utilise un langage ordurier, l’autre abandonne le piano et l’athlétisme, une adolescente refuse de participer aux activités familiales, une autre a perdu toute motivation pour ses études et sèche régulièrement les cours pour aller voler dans des magasins de bijoux fantaisie avec ses copines... Les comportements diffèrent en gravité, en fréquence, mais le problème est le même: comment faire pour que mon ado arrête de faire «les mauvais choix» et commence à se comporter de façon plus «responsable»?
Dans ces problématiques impliquant parents et adolescents, tous les membres participent-ils à la thérapie?
Cela dépend. Nous travaillons essentiellement avec les demandeurs de changement. Une situation jugée problématique par tel membre de la famille sera peut-être interprétée différemment par tel autre. L’initiative vient très souvent des parents. Mais si, selon eux, la source du problème vient de leur adolescent, il y a de fortes chances pour que ce dernier ne considère pas les choses de la même façon. Parfois, pour l’adolescent, le problème réside justement dans l’attitude des parents. Il arrive aussi qu’il n’y ait tout simplement pas de problème pour lui. Dans ce cas, sa présence n’est pas nécessaire, voire peu recommandée: ne vivant pas lui-même la situation comme problématique, il risque d'être très difficile à mobiliser. Il ne s’agit pas de trouver un coupable mais de s’appuyer sur l’aide de ceux et celles qui souhaitent contribuer à la résolution du «problème».
Concrètement, comment procédez-vous?
Dans des situations de ce type, il convient de travailler avec beaucoup de délicatesse, car les parents se retrouvent souvent dans un état émotionnel difficile à gérer. Ils sont généralement très inquiets des conséquences à court, moyen ou long terme des comportements de leur ado. De plus, nombre de parents ressentent une certaine culpabilité et beaucoup sont en colère, vivent une rage impuissante, un sentiment de se faire mener en bateau. Pour la plupart, les sentiments d’épuisement et de découragement sont grands. Un cocktail émotionnel explosif qui doit être pris en considération.
Puis nous essayons de comprendre la façon dont les parents ont essayé de résoudre le «problème» avec leur ado. Habituellement, lorsqu’ils viennent consulter, ils ont déjà épuisé toutes les tentatives de «bon sens» : ils ont passé des heures à discuter, ou à essayer de discuter avec leur ado pour le raisonner. Ils ont opté pour différentes punitions et sanctions, mais aussi pour des récompenses en cas de «bons comportements». Ils se sont fâchés, ont menacé, pleuré, négocié. Bien souvent, ils ont fait des propositions, suggéré des «solutions», essayé de comprendre le pourquoi du comment. Enfin, ils ont «compensé», aidé leur ado, pour lui éviter des conséquences trop pénibles, voire irrémédiables.
Et ensuite?
Une fois que nous avons identifié toutes les tentatives inefficaces mises en place par les parents, nous essayons de les amener à adopter une attitude qualitativement différente avec leur ado. Ainsi, par exemple, toutes les tentatives décrites précédemment sont des variations sur un même thème : «Nous savons ce qui est bon pour toi, et si tu fais des choix qui ne vont pas dans ce sens, c’est que tu as un problème. Par conséquent, pour ton propre bien, tu peux et tu dois te comporter de la façon que nous attendons.» Le mouvement consiste alors à inverser la tendance et à inciter les parents à tenir un discours paradoxal à leur ado : «Nous nous sommes rendus compte que nous avions fait fausse route, et que nous avions cherché à te pousser dans une direction qui ne te convient pas, ou qui est peut-être trop difficile pour toi. En fait, nous en sommes arrivés à la triste conclusion que nous n’avons aucune idée de ce qu’il te faut vraiment dans la vie...»
Le fameux « lâcher prise »...
En quelque sorte. Mais, à de nombreux parents, ce «lâcher prise» leur sera présenté comme une façon de continuer à être un bon père ou une bonne mère, comme un «effort» de plus pour amener leur enfant à vivre par lui-même les conséquences de ses actes, et à en tirer certains apprentissages. Un équilibre délicat à trouver entre protection et responsabilisation à une période de la vie particulièrement fragile, à la fois synonyme de crise et d’autonomisation.
Propos recueillis par Sabrina Roh
Paru dans l'Écho de La Fontanelle n°55, décembre 2017
La philosophie de l’Institut Gregory Bateson découle des travaux du Mental Research Institute de Palo Alto, qui adopte une vision interactionnelle et stratégique des problèmes humains. Son approche, la thérapie brève systémique et stratégique, a pour objectif de rétablir un équilibre lorsque des interactions problématiques se répètent dans la relation que la personne entretient avec elle-même, les autres ou le monde en général.
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Écho n° 56/La famille 3.0, point de situation picture_as_pdf
Écho n° 55/Soutien aux familles en difficulté picture_as_pdf
Écho n° 54/Cycle de conférences pour le 30e anniversaire de La Fontanelle picture_as_pdf
Écho n° 53/Partage de connaissances à l’occasion du 30e anniversaire picture_as_pdf
Écho n° 52/Troubles du comportement et médication picture_as_pdf
Écho n° 51/S’adapter à la nouvelle génération picture_as_pdf
Écho n° 50/Mieux comprendre la nouvelle génération picture_as_pdf
Écho n° 49/Quels rôles jouent les fêtes traditionnelles picture_as_pdf
Écho n° 48/Les tracas du tabac picture_as_pdf
Écho n° 47/Les étapes de l’insertion picture_as_pdf
Écho n° 46/Éducation et psychiatrie picture_as_pdf
Écho n° 45/Rôle des aventures éducatives picture_as_pdf
Écho n° 44/Coup de projecteur sur la jeunesse d’hier et de demain picture_as_pdf
Écho n° 43/La vie aux foyers, témoignages picture_as_pdf